Le peer-to-peer est le socialisme du XXIe siècle

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Texte d'une interview par Anne-Sophie Novel (et Antonin Leonard) dans Rue 89

URL = http://blogs.rue89.com/greensiders/2012/01/16/bauwens-le-peer-peer-est-le-socialisme-du-xxie-siecle-226170


Interview

"Greensiders : Comment tombe-t-on dans la marmite du peer-to-peer ?

Michel Bauwens : A la fin des années 1990, quand j'étais responsable de la stratégie à long terme de l'entreprise Belgacom, j'ai pris conscience des incohérences flagrantes dans lesquelles baigne notre monde :

dommages environnementaux,injustices sociales,dégradation de la qualité des relations humaines,affolement d'un ensemble d'indicateurs qui ne vont pas « dans le bon sens ».

J'ai commencé alors à m'interroger et à réaliser que la logique du peer-to-peer est une « formule puissante » pour répondre à ces « failles » du système. Quand on est alternatif aujourd'hui, on est porté par le P2P car c'est là que les structures changent. Ce levier de changement correspond d'abord à nouveau paradigme technologique et non à une idéologie traditionnelle. La révolution induite par le P2P aura des effets similaires à ceux provoqués par l'apparition de l'imprimerie au XVe siècle. Je peux même affirmer que le P2P est le socialisme du XXIe siècle !

Le concept est un peu abscons au premier abord... pouvez-vous nous le définir simplement ?

A mon sens, il existe quatre modes de relations humaines :

   * en mode don contre don, comme le faisaient nos ancêtres, dans les tribus, et comme nous le faisons encore en famille, avec nos amis ou notre voisinage ;
   * en mode autoritaire, comme le font les parents avec leurs enfants ;
   * en mode marchand, avec les échanges sur le marché ;
   * et enfin en mode communautaire, dans lequel chacun peut apporter au bien commun, ce qui est l'option la plus bénéfique.

Et le P2P, c'est ça : contribuer au bien commun. La notion est facile à comprendre quand on donne l'exemple de biens communs naturels, tels l'air ou l'eau, ou lorsque l'on parle du partage de connaissances.

Et sur quoi repose le fonctionnement d'un système « pair-à-pair ?

Pour son fonctionnement, le P2P s'appuie sur une architecture en réseaux : il repose sur la libre participation de personnes dans la production de ressources communes. Ici, la motivation ne repose pas sur un mécanisme de compensations financières. Les méthodes traditionnelles de management (par injonction et contrôle d'exécution) sont également “has been”.

Le P2P crée un “commun” plutôt qu'un marché ou un état ; il alloue les ressources selon les relations sociales et non sur un mécanisme de prix ou un système hiérarchique.

Plus concrètement, ça donnerait quoi une société P2P ?

Cela donnerait une société fondée sur une logique “open-source”, ce qui n'est pas si utopique que cela : nous nous situons alors dans le prolongement de ce que l'on observe dans les secteurs pionniers de la production logicielle. L'essentiel de la valeur est créée sous licence commune, son management est assuré par une structure à but non lucratif, et le marché s'organise autour de tout cela.

Au niveau sociétal, le cœur de la nouvelle société est une collection de biens communs gérée par des institutions démocratiques qui complètent le rôle de l'Etat-partenaire, garant de l'esprit communautaire, du partage et de la coopération. L'économie éthique ainsi créée assure que les corporations respectent l'environnement et l'intérêt des citoyens : et pour cause, leur propre succès dépend également de leur relation productive avec la communauté plus large de contributeurs au “commun”. Ce modèle de société n'abolit rien, mais transforme le tout en une synthèse plus équilibrée.

Mais comment sortir du monde immatériel ?

En jouant sur la réciprocité : les individus ont besoin de savoir quel vont être leurs intérêts à contribuer à un système local d'échange, par exemple.

Autre exemple ? Local Motors, constructeur automobile en modèle open-source, permet de co-créer une voiture, produite localement et ainsi d'innover à plusieurs. Des milliers de voitures auraient déjà été produites de cette manière. Pour un autre projet financé par la Darpa, Local Motors aurait généré plus de 30 000 contributions d'ingénieurs.

A l'échelle de votre quartier, imaginez aussi la quantité de choses possédées par vos voisins auxquelles vous pouvez accéder. Le jour où vous avez besoin de faire des travaux, une personne aura sûrement de quoi vous dépanner dans le coin !

Au final, les pratiques P2P reposent sur un changement de perspective : chacun peut contribuer aux manquements de l'autre. Quand il nous manque une ressource ou une connaissance particulière, je peux la trouver dans la communauté. Des ressources qui sont rares du point de vue individuel sont donc susceptibles de partage. L'essentiel est de voir comment nous pouvons échanger sans collectiviser ! Tout l'enjeu réside dans la façon dont nous pouvons générer de la confiance et modéliser ces échanges.

Et pour quand pouvons-nous espérer vivre dans une telle société ?

Lorsque l'ère de l'énergie bon marché se terminera. Nous arriverons alors à relocaliser la production avec du capital redistribué ( »crowdsourcing », etc.), les outils de production seront plus miniaturisés (multimachine, FabLabs, imprimante 3D) et le tout sera basé sur des « communs d'innovation partagée ».

Le déploiement des réseaux P2P conduit à une « horizontalisation » de la société : à l'inverse des institutions verticales qui prédominent dans nos organisations actuelles, cette philosophie économique et civilisationnelle tend à rééquilibrer nos échelles de valeurs. Au final, les petites connaissances seront mises à une échelle plus globale, et l'ensemble de la société passera d'une logique de centralisation à une logique de coordination mutuelle.

Cela fait quinze ans que les choses se redistribuent avec Internet. Le changement social s'accélère, nous sommes dans une phase d'émergence.

Cependant tous les pays ne sont pas dans la même phase d'émergence...

C'est vrai : ce nouveau modèle économique est favorisé dans des pays où la culture libre est très développée, en Amérique latine notamment, et plus particulièrement au Brésil.

Le problème de l'Europe est qu'elle est déjà trop avancée pour changer de modèle. Les pays émergents doivent encore bâtir de nombreuses infrastructures. Libres à eux de choisir d'autres modes d'organisation. Les structures peer-to-peer sont ainsi favorisées au Brésil.

Dans les pays européens, nous possédons un terreau favorable (la France ne possède-t-elle pas le plus grand nombre de blogueurs au monde ? ) mais la majorité des politiciens est mal sensibilisée à la nouvelle problématique de la production entre pairs : nous avons besoin de vraies politiques de changements sociaux prenant appui sur les mouvements citoyens qui s'imposent. Un mouvement comme celui des « Indignés », « Occupy Wall Street », est natif de l'ère numérique et représente les premières expressions d'organisations politiques influencées par le numérique.

Lorsque ces organisations gagneront en influence, elles favoriseront le peer-to-peer. Le Parti Pirate, proche du mouvement open-source, est déjà majoritaire chez les jeunes à Berlin et en Suède !

Et s'il fallait une première mesure pour accélérer le changement, le revenu de vie favoriserait-il les choses ?

Plutôt que le revenu de vie (qui est probablement une bonne idée), je reprendrais l'idée de revenu de transition de mon ami belge Christian Arnsperger qui me semble plus applicable en l'état des choses. L'idée serait de récompenser ceux qui investissent du temps et de l'énergie dans la transition, dès aujourd'hui." (http://blogs.rue89.com/greensiders/2012/01/16/bauwens-le-peer-peer-est-le-socialisme-du-xxie-siecle-226170)