Portée et limites du mouvement des « communs »

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Portée et limites du mouvement des « communs »

Par Pierre Calame: Quelques réflexions à partir de la réunion collective du 3 décembre 2012

Cfr. Europe Commons Deep Dive


Text

Pierre Calame:

"Cette réunion collective et internationale a montré que l'idée de « commons » suscitait autour d'elle une dynamique fédérant des acteurs divers, travaillant à différentes échelles, du niveau micro local jusqu'au niveau mondial, mouvement soudé autour des idées de partage, de coopération et de protection du patrimoine commun.

L'attribution du prix Nobel d'économie à Madame Orstrom a donné à ce mouvement son icône et sa légitimité intellectuelle, ce qui est d'ailleurs un peu paradoxal si l'on songe que l'Académie des sciences de Suède a neuf fois sur dix attribué le prix à des théoriciens néolibéraux. Mais on peut interpréter ce prix attribué à une économiste cheminant depuis des décennies hors des sentiers battus comme le révélateur de la prise de conscience des impasses de l'économie classique.

Ce qui est intéressant dans la présentation qui est faite de Madame Orstrom, c'est l'insistance sur son approche empirique : elle s'est intéressée à la manière dont les communautés de petite taille géraient en commun un patrimoine dont dépendait leur survie collective. Elle a montré que dans ce cas les pratiques coopératives l'emportaient sur un morcellement du bien en propriétés individuelles sur lesquelles les détenteurs des droits exercent une souveraineté absolue.Cet empirisme tranche avec la démarche de beaucoup d'économistes qui partent au contraire de la théorie pour aller vers l'observation empirique,des hypothèses du modèle classique pour l'enrichir et le nuancer éventuellement à l'infini mais sans en remettre en cause les fondements.

Mais il ne suffit pas d'avoir une icône et une légitimation par la « pensée dominante » pour créer une pensée collective et encore moins pour définir une alternative d'ensemble à l'économie et aux idéologies aujourd'hui dominantes.

Les crises multiformes auxquelles nous faisons face, crise financière, crise écologique, crise de la démocratie et de l'Etat, crise sociale sont autant d'expressions du fossé qui s'est progressivement créé entre les systèmes de pensée et les grandes institutions qui structurent nos sociétés depuis plus de deux siècles, d'une part et les défis concrets auxquels nos sociétés sont confrontées au XXIe siècle d'autre part. Ce fossé se manifeste notamment de trois façons : le foisonnement des innovations, qui constituent autant de réactions salutaires à la crise et autant d'explorations de perspectives nouvelles ; l'appel incantatoire à un autre modèle de développement, appel que l'on retrouve sous des formes diverses aux quatre coins du monde, en Chine, en Amérique Latine, aux forums sociaux mondiaux avec le slogan « un autre monde est possible », et avec le foisonnement de ses expressions - « grande transition », économie des « commons », économie écologique, oeconomie, etc.. - ; l'impuissance des réponses politiques car les logiciels intellectuels des partis politiques ne sont plus en mesure d'apporter des réponses aux contradictions auxquelles est confrontée la société : par exemple, au niveau européen, l'incapacité politique à combiner la relance du travail humain, pour maintenir la cohésion sociale, la réduction des consommations d'énergie et de matières premières et la crise des finances publiques.

Chacun est à la recherche d'un nouveau modèle de fonctionnement des sociétés et en particulier d'un système de production et de consommation qui puisse aboutir au bien être de tous (les latinos américains préfèrent depuis quelques années parler de « vivre bien », d'autres de « bonne vie ») dans le respect des limites de la biosphère et de la rareté que ces limites imposent,alors que nous avions pris l'habitude de considérer la biosphère comme des « ressources naturelles » plus ou moins infinies et plus ou moins gratuites.

Cet horizon du nouveau modèle à inventer est la transposition, à l'échelle planétaire, des questions qui se sont posées de tout temps, avant la révolution industrielle, à l'échelle des familles et des communautés locales. C'est pourquoi le terme oeconomie, dont l'étymologie rappelle cet enjeu éternel du bien vivre dans le respect des limites des ressources, a personnellement ma faveur.

Le mouvement des « commons » ne prétend pas incarner à lui seul ce que serait cette oeconomie et, plus important encore, ce que serait la stratégie concrète de passage de l'ancien au nouveau modèle, en un mot de l'économie à l'oeconomie. Son intérêt, par contre, est de proposer un concept qui puisse agréger, réunir, conforter des innovations et des réflexions qui émergent aujourd'hui de toute part. Sa force est de faire converger plusieurs courants en réaction aux impasses du modèle actuel en affirmant : que la combinaison de l'action publique incarnée par l'Etat et d'une rationnalité économique étroite incarnée par le marché ne peut ni rendre compte de la réalité des sociétés et des dynamiques sociales, ni répondre aux défis de l'avenir ; qu'au delà de l'individualisme et a fortiori face à toutes les questions que l'action publique ne peut résoudre, les citoyens doivent apprendre à prendre en charge eux-mêmes leurs problèmes ; que les êtres humains sont des individus sociaux – des animaux politiques disait Aristote – pour qui la coopération avec les autres est une dimension essentielle de l'épanouissement humain, ce que nie le réductionnisme économique ; que dans un contexte de rareté, par exemple, des ressources naturelles, nous n'échapperons pas à l'idée de partage équitable et que ce partage, qui est la condition de l'accès de chacun aux droits fondamentaux, implique une co-responsabilité et une coopération dans la gestion des biens rares ; que dans l'économie de la connaissance ou du vivant, allant des semences à internet, l'économie classique, en créant une rareté artificielle par la privatisation de la propriété de biens qui se multiplient en se partageant, est fondamentalement illégitime.

La force attractive du concept, et c'est la réserve que je me permets de formuler, en fait aussi peut être la faiblesse. Cela me fait penser à un concept comme la « souveraineté alimentaire ». Ce concept, il y a quelques années, a eu un grand pouvoir attractif car il cristallisait en deux mots des réactions multiformes aux dérives visibles de l'économie mondialisée appliquée à l'alimentation : la perte de diversité alimentaire, l'absurdité d'une surproduction, par exemple européenne, venant asphyxier l'agriculture africaine, la rupture des liens entre les villes et leur environnement agricole, le coût énergétique de production à contre saison, d'une agriculture productiviste énergétivore et des transports internationaux de biens que l'on pouvait produire à sa porte ; la dépendance mondiale à l'égard de quelques pays producteurs et à l'égard des grandes entreprises agroalimentaires capables par des stratégies de marketing d'imposer leurs produits et leurs modèles de consommation ; l'impact négatif à long terme de ces modes de produire et de consommer aussi bien sur l'environnement que sur la santé humaine ; l'émigration massive, vers des villes incapables de les intégrer, de paysans quittant leur terre du fait de la pauvreté voire de la famine faute d'accès à des marchés urbains proches, etc..

« Droit des peuples à se nourrir eux-mêmes », « sécurité alimentaire », « souveraineté alimentaire », autant de concepts qui donnaient à un drapeau et un slogan à cette réaction multiforme. Malheureusement, le plus populaire des trois « souveraineté alimentaire » avait la faiblesse – contrepartie de sa capacité d'agrégation et de sa capacité évocatrice – d'être un concept sans réel contenu opérationnel : on ne sait pas qui est le « souverain » dont on parle, s'agit-il de chaque individu, de communautés locales, des « peuples » (mais représentés par qui ?) ou encore des Etats mais dans cette dernière hypothèse, force est de reconnaître que dans la situation actuelle la plupart des Etats des pays en développement sont précisément soucieux de nourrir au moindre coût les populations urbaines et qu'ils participent de ce fait à la ruine des agricultures vivrières locales.

Conséquence de ce flou, quand on veut, comme c'est le cas en Equateur où le principe de souveraineté alimentaire a même été inscrit dans la constitution,mettre ce principe en pratique il est bien difficile de la traduire en règles concrètes, a fortiori en règles compatibles avec l'Organisation Mondiale du Commerce.

Si l'on n'y prend pas garde, la même mésaventure risque d'arriver aux « communs ». Le « commun » le plus important est évidemment cette planète unique et fragile dont il importe de préserver l'intégrité et de répartir équitablement les bienfaits, mais cette approche planétaire ne peut se faire en extrapolant simplement la gestion coopérative locale des sols ou de l'eau.


De la même manière, une chose est de proclamer que l'eau est un bien commun – point sur lequel je suis absolument d'accord – autre chose est d'en déduire les régimes de gouvernance de l'eau qui assurerait à tous le droit d'accès. Le site www.partagedeseaux.info rend compte de manière très intéressante des actions du réseau Reclaiming public water créé dans le prolongement de la « guerre de l'eau » à Cochabamba en 2000. Mais il ne suffit pas de réclamer le retour de la gestion de l'eau dans le giron public pour oublier les raisons pour lesquelles, historiquement, le mouvement de privatisation a été engagé.

En outre, je ne suis pas sûr (à vérifier) que les questions posées en 2000 à Cochabamba lors de la lutte contre la privatisation, notamment la question des investissements à faire et la question de l'arbitrage entre les usages agricoles et urbains de l'eau aient été résolues depuis. En outre, dans le cas des grandes villes, on ne peut pas réduire la réflexion sur la gestion du bien commun à une simple réponse : retour à la gestion publique.

Enfin, en intégrant toutes les démarches de production coopérative dans l'approche des « communs », ce que laissent penser certaines interventions selon lesquelles « les biens ne sont pas communs par nature, c'est le fait de décider d'agir ensemble et de partager qui les rend communs », on fait entrer toute l'économie sociale et solidaire dans l'approche des communs. Cette économie fait l'objet de très nombreuses réflexions et réseaux. Elle répond bien au souci de promouvoir des approches coopératives. Malheureusement, quoiqu'en pensent ceux qui voient l'économie sociale et solidaire comme une alternative d'ensemble à l'économie dominante, force est de reconnaître que 180 ans après sa naissance elle reste plutôt un complément à l'économie dominante qu'une alternative d'ensemble. Si les grandes banques et assurances mutualistes ont conquis d'importantes parts de marché, c'est au prix de leur banalisation (l'exemple des caisses Desjardins du Québec, pilier de la révolution tranquille des années 60, en est une bonne illustration). De même, l'insistance pour assimiler l'économie des communs avec toute initiative collaborative renvoie au mouvement des années 60 en faveur de l'autogestion dont on peut constater qu'il n'a guère progressé depuis le long combat des Lip pour la survie de l'entreprise.

Par ces parallèles, je ne veux pas minimiser l'intérêt de la dynamique internationale autour des « commons », encore moins sous-estimer l'importance des réflexions sur le partage et sur la coopération. Je suis tout à fait d'accord avec les observations qui ont été faites, notamment par le Crosnier, en synthèse de l'atelier qui venait de se tenir, mais j'aimerais néanmoins, en raison des faiblesses que je pressens tracer quelques perspectives et proposer une méthode pour aller plus loin.


1. L'approche des « commons » comme recherche clinique et ses conséquences méthodologiques

A plusieurs reprises, les participants à la réunion ont insisté sur l'importance des études de cas : la pratique, selon eux, doit précéder la théorie. Cela signifie que l'approche des « communs » doit découler d'un ensemble de cas concrets ; pour chacun d'eux une communauté plus ou moins large s'est mise en mouvement, animée par un esprit de partage et de coopération, pour prendre en charge ce qui devient alors un bien commun, qu'il s'agisse d'eau, de transports, de jardins urbains, de semences ou de logiciels.

Comme l'a fait observer le Crosnier, cette diversité de cas permet à chaque fois de se poser une série de questions telles que : quelle est la ressource mise en partage ; quelle est la communauté qui prend en charge ce bien commun ; quelles sont les menaces qui pèsent sur ce bien commun ; en quoi une évolution des règles juridiques favoriserait cette gestion commune, etc.. En même temps, chacun semble souscrire à la nécessité, affirmée par le Crosnier de transformer les études de cas en un récit mobilisateur.

Il en découle, me semble-t-il, pour le « commons strategy group », une démarche méthodologique : créer un site web ressources et définir quelques normes pour le recueil d'études de cas. Multiplier ces études de cas. En faire une analyse collective pour en dégager par exemple une typologie des communs abordés (ressources naturelles, production en commun, partage des connaissances etc..), des échelles auxquelles s'opère le partage, des communautés qui l'assument, des bénéfices sociétaux qui en sont retirés, etc..

Je fais l'hypothèse que l'on y verrait ainsi plus clair sur le champ réel d'application de cette approche des commons et sur les régimes de gouvernance qui émergent pour les différents cas.


2. La nécessité de relier le recueil d'innovations, le travail théorique et la réflexion sur la transformation des systèmes juridiques

Dans l'essai sur l'oeconomie, je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles les changements systémiques étaient si difficiles et je suis arrivé à la conclusion que la difficulté majeure venait de la nécessité de réunir autour d'objectifs communs différents types d'acteurs. Plus précisément : les innovateurs ; les théoriciens ; les généralisateurs ; les régulateurs.

J'ai acquis la conviction qu'une somme d'innovations, aussi passionnante soit-elle, ne suffit pas à produire un changement systémique, a fortiori dans le domaine de l'économie où énoncer une alternative d'ensemble implique de proposer une démarche de même ampleur et de même cohérence que la théorie économique dominante qu'il s'agit de combattre et de supplanter. C'est l'effort que j'ai mené avec l'essai sur l'oeconomie. Je ne crois pas que le commons strategy group puisse se dispenser durablement d'une démarche semblable : il lui faut, à ârtir de l'anlalyse de cas précédemment décrite, assumer un travail théorique reconnaisant la grande diversité de situations et de réponses possibles.


3. Communs par nature ou par construction humaine ? Le test du partage

Selon moi, quand on veut dépasser les limites de l'Etat et du marché, il est nécessaire de distinguer d'un côté les biens et services pour lesquels ni la gestion publique traditionnelle ni le marché ne sont légitimes et efficaces, et de l'autre des démarches coopératives de production et d'échange. Dans le premier cas il s'agit de communs « par nature » ; dans le second de communs « par volonté ». Les seconds, je l'ai dit, relèvent de la large catégorie de l'économie sociale et solidaire, y compris par exemple les monnaies locales.

Dans l'essai sur l'oeconomie, en particulier le chapitre sur les catégories de biens et services, je suis parti de la question du partage, non pas pour en faire une catégorie englobante de tout ce qui traite des communs mais au contraire pour en faire un test de distinction entre ce qui peut relever du marché et ce qui ne peut en relever et, au sein de ce qui ne peut pas relever du marché, pour distinguer différents cas de figure. J'ai ainsi distingué trois catégories de biens et services qui ne devraient pas relever du marché et que recouvre la notion générale de commun : les biens qui se détruisent en se partageant, comme les écosystèmes ou la biodiversité ; les biens qui se divisent en se partageant mais qui sont en quantité finie comme les ressources naturelles et les sols ; les biens qui se multiplient en se partageant, comme la connaissance et l'expérience. Les semences paysannes et les logiciels libres relèvent de la dernière catégorie : ce que je donne à l'autre, je le garde encore pour moi même. Ce n'est pas le cas pour l'eau, pour l'énergie fossile ou pour les sols.

Poursuivant ma réflexion, j'ai vu qu'à chaque catégorie de biens correspondait un régime de gouvernance, mais qu'il fallait ensuite entrer dans des critères secondaires pour affiner cette théorie des régimes de gouvernance. Par exemple, les écosystèmes qui participent à l'équilibre d'ensemble de la biosphère, comme la forêt amazonienne ou les steppes de Sibérie, ont pour caractéristique que leurs gestionnaires ne sont pas les « bénéficiaires », ceux-ci étant tl'humanité tout entière. Ce n'est pas la même chose que de gérer ensemble un réseau local d'irrigation !


4. Trois notions voisines mais néanmoins distinctes : les régimes de gouvernance ; la co-production du bien public ; le capital immatériel des sociétés

De même qu'il me semble nécessaire d'aller au delà des considérations générales pour analyser les différents régimes de gouvernance adaptés aux différentes catégories de biens et services, il me semble nécessaire de distinguer les concepts de régime de gouvernance, de co-construction du bien public et de capital immatériel. Distinction d'autant plus nécessaire dans de nombreux cas concrets ils se trouvent associés. J'ai déjà évoqué les régimes de gouvernance, j'évoque les deux autres concepts.

Tout d'abord la co-construction du bien public. C'est un des cinq principes généraux de gouvernance : contrairement à la tradition française, le bien public est un résultat, ce n'est pas le monopole de l'action publique. Et ce résultat est presque toujours obtenu par un partenariat, une coproduction entre différents acteurs. Dès lors il s'agit moins de s'intéresser au partage des responsabilités qu'à l'exercice de la co-responsabilité. C'est le cas en particulier si l'on veut assurer à chacun la jouissance de « droits fondamentaux » comme le droit à la ville, le droit à l'éducation ou le droit à la santé. L'enjeu est que les bénéficiaires de ces droits soient aussi un des acteurs de leur réalisation. Cela implique la production de règles du jeu du partenariat, définissant les responsabilités respectives de chacun et associant de ce fait intimement droits et responsabilités.

Quant au concept de « capital immatériel » il a été évoqué indirectement dans les débats à propos de la résilience des sociétés en cas de crise (l'exemple grec a été évoqué) et à propos de la monnaie, fondée sur la confiance. J'ai proposé d'appeler capital immatériel d'une société ces apprentissages construits dans la durée et permettant, face à de nouvelles situations, notamment situation de crises, de s'appuyer sur ces apprentissages, sur les règles implicites ou explicites de coopération entre les acteurs et sur la confiance mutuelle qui a pu en résulter pour répondre très rapidement à de nouvelles situations."