L’alternative du commun
Ouvrage collectif sous la direction de LAVAL Christian, SAUVÊTRE Pierre, TAYLAN Ferhat
Editions Hermann, 27 Février 2019
Présentation
Ces dernières années, on observe dans les pratiques comme dans les réflexions théoriques une véritable « explosion » du thème du « commun », devenu une référence centrale pour de multiples foyers d’expérimentations politiques et économiques (mouvements altermondialistes et écologistes, défense des services publics, résistances paysannes, coopératives, expérimentations numériques collectives). Avec une vitesse rare pour une notion nouvelle, le commun s’est mondialement imposé en tant que grand concept politique de ce début de XXIe siècle. Il admet pourtant des acceptions fort différentes, parfois contradictoires. Cet ouvrage, issu d’un colloque de Cerisy, est consacré aux enquêtes et terrains permettant d’éclairer les enjeux théoriques, pratiques et historiques de ce concept, ainsi qu’aux propositions stratégiques qui en font aujourd’hui le principe de l’alternative au capitalisme.
Auteurs
Alain AMBROSI, Marie-Hélène BACQUÉ, Luca BASSO, Jean-François BISSONNETTE, Benoît BORRITS, Isabelle BRUNO, Claire CARRIOU, Philippe CHANIAL, Patrick CINGOLANI, Lorenzo COCCOLI, Alexis CUKIER, Anne D’ORAZIO, André DAL’BO DA COSTA, Pierre DARDOT, Léa EYNAUD, Daniela FESTA, Franck FISCHBACH, Haud GUEGUEN, Valerian GUILLIER, David HAMOU, Pauline JULIEN, Christian LAVAL, Claude LE GUOUIL, Mauve LÉTANG, Fabien LOCHER, Lionel MAUREL, Arnaud MÈGE, Francine MESTRUM, Massimiliano NICOLI, Nilton OTA, Hervé OULC’HEN, Ana Paula PACHECO, Luca PALTRINIERI, Véronica PECILLE, Franck POUPEAU, Judith REVEL, Grégory SALLE, Emine SARIKARTAL, Pierre SAUVÊTRE, Selma Cristina SILVA DE JESUS, Michele SPANO, Frédéric SULTAN, Ferhat TAYLAN, Delphine THIVET, Francis VERGNE
Table des matières
Introduction par Christian Laval, Pierre Sauvêtre et Ferhat Taylan
STRATÉGIES DU COMMUN
I. Le commun comme principe stratégique par Pierre Dardot
II. Commun et protagonisme démocratique : oublier Ostrom par Pierre Sauvêtre
III. Commun : essai de cartographie par Judith Revel
IV. Qu’est-ce qu’un internationalisme du commun ? par Lorenzo Coccoli
V. Services publics et principe du commun par Christian Laval
VI. Biens communs et usages du droit par Daniela Festa
VII. « Changer de soleil » : le droit privé comme infrastructure du commun par Michele Spanò
COMMUN ET ÉCOLOGIES POLITIQUES
VIII. L’alternative du commun dans les Suds par Mauve Létang
IX. Le commun à l’épreuve des communautés andines par Claude Le Gouill et Franck Poupeau
X. Les communs et la mer par Fabien Locher
XI. La stratégie d’inséparabilité des collectifs humains et des milieux naturels par Ferhat Taylan
XII. Sous le sable, le commun ? par Isabelle Bruno et Grégory Salle
COMMUN, HABITAT ET VILLES
XIII. Quelques questions sur le(s) commun(s) à partir des quartiers populaires par Marie-Hélène Bacqué
XIV. Communs et habitat par Claire Carriou
XV. Au-delà de la propriété privée, la mise en commun de la ressource immobilière et foncière comme perspective politique et sociale par Anne D’Orazio
XVI. Mobilisations urbaines dans une ville de l’Europe du Sud après la crise par Veronica Pecile
COMMUN ET INSTITUTIONS DE L’ÉCONOMIE
XVII. Néolibéralisme et prédation du commun par Patrick Cingolani
XVIII. Platform cooperativism et dépassement de l’entreprise capitaliste par Massimiliano Nicoli et Luca Paltrinieri
XIX. De la logique coopérative au principe du Commun par Benoît Borrits
XX. Démocratie du commun et travail démocratique par Alexis Cukier
XXI. Les communs, la reproduction et le revenu de base par Francine Mestrum
XXII. De la dette mutuelle à la monnaie du commun par Jean François Bissonnette
XXIII. La décroissance par Arnaud Mège
PRATIQUES NUMÉRIQUES ET PÉDAGOGIQUES
XXIV. Un aperçu de la diversité des pratiques institutionnelles dans les communs numériques par Lionel Maurel
XXV. Ce que le commun fait aux industries des biens symboliques par Valérian Guillier
XXVI. La catégorie de commun(s) au fil des échanges : enquête par Léa Eynaud et Frédéric Sultan
XXVII. Le commun dans les expériences éducatives d’autogestion par Francis Vergne
DIMENSIONS INTERNATIONALES ET EXPÉRIENCES LOCALES DANS LES LUTTES POUR LE COMMUN
XXVIII. Municipalisme du commun par David Hamou
XXIX. Barcelone, laboratoire des communs par Alain Ambrosi
XXX. La participation de La Vía Campesina à la construction d’un internationalisme du commun par Delphine Thivet
XXXI. Peut-on penser le commun en tant que stratégie politique dans un pays périphérique comme le Brésil ? par André Dal’Bo Da Costa, Selma Cristina Silva de Jesus, Nilton Ken Ota et Ana Paula Pacheco
RÉTROSPECTIVES : THÉORIES DU COMMUN À LA LUMIÈRE DES PRATIQUES
XXXII. La délibérabilité du commun : commun et délibération chez Aristote par Haud Guéguen
XXXIII. Les socialismes de l’association, sources et ressources d’une politique du commun ? par Philippe Chanial
XXXIV. Marx et le commun par Luca Basso
XXXV. Rendre le commun immanent au social par Franck Fischbach
XXXVI. Dialectiques du commun chez Sartre par Hervé Oulc’hen
XXXVII. Les usages politiques du commun par Pauline Julien
XXXVIII. Performances du commun par Emine Sarıkartal
Extrait de l'introduction
On assiste depuis quelques années à une véritable « explosion » du thème du « commun », autant d’ailleurs dans le champ des pratiques que dans les réflexions théoriques. Il devient la référence centrale pour de multiples foyers de luttes et d’expérimentations politiques et économiques : mouvements altermondialistes et écologistes, défense des services publics, résistances paysannes, coopératives, expérimen- tations numériques collectives. Le commun est ainsi devenu le nom générique donné à des luttes actuelles contre le capitalisme néolibéral ainsi qu’à des expériences pratiques qui entendent démontrer que l’on peut faire et vivre autrement que sous la subordination au capital et à la bureaucratie d’État. Si le terme de commun connaît aujourd’hui un effet viral auprès des activistes et des chercheurs, cela tient à ce qu’il renvoie avec éloquence au contraire du néolibéralisme. Commun c’est déjà, dans le terme même, le contraire de concurrence, c’est aussi le contraire de propriété privée. Et c’est encore le contraire du pouvoir du petit nombre.
Mot riche de contestations, de valeurs et de promesses, il est dirigé
à la fois contre l’appropriation politique des institutions publiques
par des castes de politiciens professionnels et contre l’appropriation
des ressources produites par des oligarchies économiques qui s’enri-
chissent de façon illimitée. En ce sens, on peut désormais parler d’un
mouvement mondial du commun dirigé contre le néolibéralisme dans
tous ses aspects. Et ce qui fait l’unité de ce mouvement c’est précisé-
ment qu’il s’oppose à une rationalité elle-même globale. Ce combat
se mène depuis trois décennies contre les multiples formes et logiques
d’appropriation privée des espaces, des ressources, des activités et des
institutions, formes et logiques qui ont été grandement favorisées
par la mondialisation capitaliste telle qu’elle est mise en place par les
multinationales, les États et les organisations économiques et financières
internationales. Il émerge dans des secteurs et sous des problématiques
apparemment très dispersées : défense de l’environnement, nouvelles pratiques économiques « alternatives », revendications d’une démocratie
réelle dans le mouvement des places, nouvelles sociabilités et nouveaux
rapports à l’espace urbain, transformation des services publics, essor
des réseaux collaboratifs dans le domaine numérique, formes auto-
organisées d’éducation et d’accès à la culture, etc. Plus précisément,
le mouvement du commun est né à la confluence de préoccupations, d’aspirations et de possibilités nouvelles d’agir collectivement :
la destruction des conditions élémentaires de l’existence pour les plus
pauvres, la croissance des inégalités qui détériorent la vie sociale et
enlèvent toute base à la citoyenneté, l’inquiétude face à l’accélération
de la dégradation de la planète, l’aspiration à la participation directe aux
choix collectifs, les possibilités de coopération offertes par une série de
progrès technologiques. Combats sociaux, alternatives économiques,
mobilisation écologique, innovations urbaines, lutte démocratique et
potentialité du numérique sont en train de se rejoindre dans une même
référence aux « communs », perçus et conçus comme les conditions et
les bases de toute vie collective. Si l’on considère que le « commun »
est actuellement le terme et le vecteur d’une unification des luttes
sociales, économiques, écologiques, politiques et des expérimentations
socio-économiques et culturelles, il s’agit d’un événement politique,
certes en germe, mais aux potentialités considérables.
Parallèlement, mais non sans rapport avec cette conjonction pratique,
un ensemble de travaux d’économie, d’histoire, de droit, de socio-
logie politique ou de philosophie dessinent un champ de recherche
nouveau : les commons studies. À cet égard, on ne peut que rappeler
l’importance des travaux sur le gouvernement des « commons » d’Elinor
Ostrom, chercheuse américaine très connue depuis son « Prix Nobel
d’économie » en 2009 [1]. Ses travaux ont permis le renouvellement de
la réflexion théorique en s’appuyant sur l’observation de pratiques de
gestion et d’usage collectif qui concernent des communs naturels ou
traditionnels, mais aussi des nouveaux communs de la connaissance [2].
Elinor Ostrom a commencé à émanciper la théorie économique et
politique d’une très ancienne conception juridique puis économique
selon laquelle le commun tiendrait à la nature intrinsèque de certains
biens, par exemple l’air, la mer, la lune, la lumière du soleil, etc. Elle a fait la démonstration par ses enquêtes empiriques que ce n’était pas tant
la nature du bien qui importait que l’organisation de l’activité collec-
tive, les règles que se donnait et que devait respecter une communauté
d’usagers ou de producteurs. Son apport théorique tient à la mise en
évidence de la relation qui existe entre le fonctionnement durable et
efficace de certains modes d’exploitation et de gestion de ressources
communes et leur construction institutionnelle réussie. Elle a pu ainsi
faire apparaître le système des règles collectives d’auto-gouvernement sans
lesquelles une communauté ne peut exploiter une ressource collective.
Sans doute, les travaux d’Ostrom ont-ils donné lieu à une sorte
de nouvelle petite orthodoxie qui s’attache obsessionnellement à une
définition canonique de ce qu’est une fois pour toute un « commun ».
Mais on n’arrête ni l’invention pratique ni l’invention politique par
une définition dogmatique, fût-elle d’origine juridique et économique.
Que ce soit aux États-Unis, en Italie, en France, ou ailleurs, des juristes
inventeurs de droits et de codes, des économistes à la recherche d’une
nouvelle économie politique, des philosophes désireux de repenser la
politique, ont donné au champ théorique et pratique des communs une
dynamique créatrice qui a vite débordé le cadre ostromien. Cela renvoie
à un phénomène assez fondamental. Si pendant une première phase
les travaux d’Ostrom sur le gouvernement des ressources naturelles
ont rencontré un tel écho auprès du mouvement social et écologiste,
cela tenait à ce que l’heure était encore seulement à la « défense des
communs » contre les agressions et destructions néolibérales, assimilées
aux enclosures de la fin du Moyen Âge. Ces enclosures traduisaient un
mouvement général de renforcement des droits des propriétaires sur
leurs terres, leurs forêts, leurs étangs aux dépens des pratiques villageoises
coutumières et au détriment des espaces communaux qui permettaient
un usage collectif des ressources disponibles, à côté et par-delà les droits
de propriété individuelle. Cette analogie historique entre le processus
multiséculaire d’enclosures dans les campagnes et l’accroissement des
droits propriétaires des grandes entreprises multinationales notam-
ment sur les ressources intellectuelles a été un moment extrêmement
fécond politiquement. Mais elle n’exprimait qu’un moment défensif,
ou résistanciel. Très vite, ce moment a été dépassé et c’est moins d’une
« défense des communs » ou d’un « retour des communs » ayant existé
ou existant encore dont il a été question, que de la construction de
communs dans tous les domaines. D’une conception strictement
défensive on est passé progressivement à une conception plus offensive.
Là est sans doute l’événement considérable de ces dernières années.
« Instituer les communs » et pas seulement « défendre les communs » :
ce passage a lui-même été permis par des expérimentations pionnières
dans le champ des technologies numériques, pratiques dont le principe
régulateur est la co-production démocratiquement organisée, fondée sur
l’idée de gratuité et de réciprocité. Ce qui se présente donc au départ
comme une résistance au néolibéralisme se transforme rapidement en
un mouvement proprement instituant de création de « communs »,
formant l’ébauche d’une ré-institution générale de l’existence collective
sur la base du principe de commun.
La coopération réapparaît alors comme le véritable fondement de
la richesse économique comme elle l’est du lien social. C’est évidem-
ment une manière de renouer avec l’inspiration profonde du premier
socialisme. Production économique et solidarité sociale peuvent aller
ensemble si l’on réinstitue autrement le travail. Mais comme dans le
premier socialisme, se repose alors la question centrale de la propriété.
La propriété privée ou la propriété d’État ne sont pas des formes naturelles
de rapport aux choses et de relations entre les hommes. Ces institutions
humaines qui ont structuré notre condition historique peuvent être
sinon supprimées entièrement, du moins altérées et subordonnées à
des principes politiques et sociaux supérieurs. C’est que la pratique
égalitaire et démocratique de « mise en commun » dans la production et
l’entretien des ressources est inséparable d’un droit d’usage collectif des
résultats de l’activité. On reconnaît là le principe même de la démocratie
dans sa conception radicale et extensive : agir en commun ne va pas
sans la co-participation aux décisions et la co-jouissance des biens
dans l’usage partagé. Ce sont là les deux dimensions qui s’instituent
dans les multiples initiatives qui tendent à se fédérer dans la référence
aux « communs », servant ainsi de boussole à ceux qui s’en réclament.
C’est par cette double face, critique et constructive, que le commun
émerge comme un des concepts politiques majeurs de ce début du
XXI e siècle. Il a ceci de remarquable qu’il surgit aux confluences de
pratiques nouvelles et de théorisations originales, comme si l’action
était immédiatement réfléchie dans un lexique qui devait trancher
avec celui du passé, notamment celui du socialisme de gouvernement
ou du communisme d’État. On a pu ainsi observer ce parallélisme et
même, bien souvent, un nouage entre travaux intellectuels et nouvelles
pratiques dans le monde anglo-saxon, notamment avec la naissance
d’Internet et les pratiques coopératives qu’il permet, mais aussi en
Italie, avec les mobilisations considérables en faveur des « beni comuni »
et les occupations de lieux faisant l’objet d’appropriations sociales et citoyennes et, plus récemment, en Espagne avec l’élaboration par
un certain nombre de « municipalités rebelles », dont notamment
Barcelone, d’une « politique du commun ».
Mais cette profusion ne va pas sans une certaine confusion sur
les significations du terme et le contenu du concept. On peut même
ajouter que le terme est victime de son succès lorsqu’on considère la
récupération généralisée dont il fait l’objet : il est peu de partis politiques
à gauche, d’institutions ou d’associations, qui ne se réclament d’une
manière ou d’une autre du « commun » et en font par ce recyclage un
terme mou, sans consistance, sans vertèbres. Pour le dire autrement :
un mot à tout faire, et qui ne dit plus rien. Mais c’est peut-être moins
un défaut rédhibitoire que la rançon de l’émergence d’une catégorie
nouvelle. Encore peu stabilisée, elle est tout à la fois une grille de lecture,
notamment en droit et en économie, d’un certain nombre de pratiques
et d’institutions, un principe d’expérimentation et de transformation
de la réalité pour des commoners et un enjeu de discussion entre un
certain nombre de théoriciens de différentes origines et appartenances
disciplinaires. Au-delà de la « multifonctionnalité » du commun, la trans-
disciplinarité qui caractérise ce nouveau champ d’études ne rend pas
toujours facile la communication entre les chercheurs. On tend en effet à
mettre sous ce terme des conceptions très différentes, qui peuvent même
parfois rentrer en contradiction les unes avec les autres si l’on songe par
exemple à l’opposition entre les pratiques de l’économie collaborative
hypercapitaliste et les expériences de « coopératives intégrales » tournées
vers l’usage commun et l’« inappropriable ». Sur le plan politique, les
points de vue peuvent diverger. Certains voient dans la catégorie de
commun la possibilité de recenser un ensemble de biens ou d’activités
productives constituant un fonds de ressources partagées qui devraient
échapper, par leur nature ou par nécessité morale ou encore par choix
politique, à la sphère marchande et à l’emprise étatique. Le commun
délimiterait alors une zone à occuper entre le marché et l’État. Peut
alors s’opérer une requalification des expériences locales et sectorielles
dans le registre du commun, voire un rapprochement entre le champ
du commun et celui de l’économie sociale et solidaire. C’est là un
débat central dans nombre d’associations, de réseaux ou de forums
aujourd’hui [3]. Pour d’autres, le commun est un principe qui permet
de penser et de construire dès maintenant un au-delà du marché et de l’État, ce qui signifie qu’il est conçu comme un principe transversal
permettant de penser la transformation simultanée de l’économie,
des institutions sociales et culturelles, des services publics et de l’État.
C’est dire qu’ils le voient comme un principe à la fois « postcapitaliste »
et « postcommuniste », du moins si l’on entend par là une manière
de tourner le dos à la sinistre expérience des États communistes au
XX e siècle. Mais si le commun est bien envisagé dans une optique
révolutionnaire, il convient alors de déterminer s’il est une dimension
immanente aux processus productifs d’une économie capitaliste qui
fait de plus en plus appel à la coopération spontanée des travailleurs
immatériels autonomes, comme le pensent par exemple Hardt et
Negri – les premiers à avoir fait de « commun » au singulier un concept
politique majeur –, ou s’il faut, plutôt que d’en faire une dimension de
la production, en faire le principe d’une ré-institution de la société par
elle-même, ce qui suppose alors de définir dans chaque cas spécifique
les caractéristiques juridiques, politiques voire éthiques des institutions
du commun, c’est-à-dire des communs. C’est la thèse défendue par
Pierre Dardot et Christian Laval. Si l’on parle des communs, et non de
chaque commun pris isolément afin de prévenir le risque d’aboutir à
un archipel de gated communities, c’est parce que les caractéristiques de
chacun d’entre eux doivent être définis non seulement intérieurement
mais dans leur composition avec les autres communs dont le commun
comme principe politique fournit la matrice. Dans tous les cas, il faut
reconnaître que si le corps conceptuel du commun est désormais bien
installé, nous nous trouvons dans une période de problématisation
stratégique du commun, au sens où nous avons pour tâche de traiter
un ensemble de questionnements, d’enjeux et de difficultés quant au
rôle que le commun est appelé à jouer dans la lutte politique contre le
néolibéralisme et dans l’ouverture d’une voie non capitaliste.
Le présent recueil de contributions qui ont été présentées pour la plupart
au cours d’un colloque international à Cerisy-la-Salle en septembre 2017,
entend participer à cette clarification des enjeux politiques du commun.
Ce livre, tout en montrant l’avancée qu’ont connue ces dernières années
les recherches sur les communs et sur le commun, se centre sur les conditions et les formes du commun conçu comme alternative politique. C’est
dire qu’il prend le commun comme une nouvelle forme de pratiques
sociales qui émerge dans les expériences contemporaines et non comme
un ensemble de critères posés a priori par des disciplines savantes dont
il suffirait de reconnaître les lieux et formes d’existence.
Ce point de vue stratégique sur les pratiques du commun permet
d’éviter le piège qui guette nombre de travaux et de publications sur
les communs, et qui consiste à répartir les analyses en fonction de la
nature des communs [4]. C’est ainsi que l’on devrait diviser le champ des
communs en communs naturels, en communs immatériels ou numériques,
en communs urbains, en communs productifs, en communs sociaux,
selon une sorte de sectorisation qui, au niveau de l’objet, reproduit la
division disciplinaire du travail académique. Ce livre réalise un renver-
sement de perspective et de questionnement : plutôt que d’interroger la
variation des formes que prend le commun dans les différents champs
où il s’inscrit, il se demande ce que les pratiques du commun, dans leur
diversité, transforment dans nos manières de faire de l’économie, de
l’écologie, du droit, de la politique, donc en un mot dans notre manière
de faire société. Le potentiel d’émancipation du commun ne se révèle
pleinement que si on le considère comme un principe transversal.
- ↑ Cf. Elinor Ostrom, Governing the commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
- ↑ Charlotte Hess et Elinor Ostrom (éd.), Understanding Knowledge as a Commons. From Theory to Practice, Cambridge, MIT Press, 2007.
- ↑ Chantal Delmas, animatrice du réseau Transform !, en fait même ce qu’elle appelle l’un des principaux « dissensus » à l’intérieur du mouvement du commun.
- ↑ Les communications faites lors de ce colloque étaient trop nombreuses, notamment dans les ateliers, pour trouver toutes place dans ce volume. Ce dernier s’efforce de rendre néanmoins les problématiques principales qui se sont dégagées des différentes journées. On notera que la conférence de Leslie Kaplan, qui a été un moment de ponctuation important de cette décade, a été publiée séparément, sous le titre Mai 1968, Le chaos peut être un chantier, conférence interrompue, Paris, P.O.L, 2018.