Mutuelles du travail et travail des communs

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Mutuelles du travail / travail des communs : regards croisés

Actes du séminaire eu Jeudi 11 mai 2017

Télécharger le document complet : https://drive.google.com/file/d/0B0bUXtV5vwnTdjVfR1BpMlo2S0k/view

Sommaire

1- Introduction de la journée

2- Les mutuelles de travail : des organisations pour entreprendre en commun ?

  • Introduction
  • oopératives d’activité et d’emploi : la fabrique de l’autonomie ?
  • Qu’est-ce que le néolibéralisme ?
  • L’autonomie comme entreprise collective
  • Coopaname : une fabrique instituante
  • Discussion avec les communs
  • Échanges avec la salle

3- Le travail des communs au prisme des coopératives

  • Introduction
  • Garder la valeur dans les communs: l'interface avec le marché
  • La Peer to Peer Value
  • Value in the Commons Economy
  • Relations entre les communs et l’État
  • Discussion avec les coopératives
  • Échanges avec la salle

Intervention de Michel Bauwens

Je travaille avec la municipalité de Gand à la création d’un plan de transition économique vers la société des communs. Je ne connais aucune autre ville ayant entrepris un tel cheminement, même si des initiatives intéressantes existent à Bologne ou Barcelone.


J’ai cru comprendre que Coopaname rassemblait une communauté de personnes ayant décidé de mutualiser leur activité sur le marché du travail dans un esprit de solidarité. Cette approche pourrait également s’exprimer de la manière suivante : « nous sommes une communauté de commoners et avons encore besoin du marché pour vivre et entretenir notre richesse commune. » Le livre que j’ai écrit, Manifeste pour une véritable économie collaborative15, décrit la façon dont le travail des commoners sème les graines d’une nouvelle société. Ma présentation s’appuie sur deux études, la Peer to Peer Value et Value in the Commons Economy.

La Peer to Peer Value

Cette étude a été conduite pendant trois ans auprès de 300 communautés de production pair-à-pair. Cette étude a révélé que 78 % des communautés interrogées pratiquaient la comptabilité contributive. Or dans l’histoire, les grands progrès civilisationnels se sont accompagnés de changements de comptabilité. D’ailleurs, les premières traces des écrits sumériens, la naissance de la société de classes en quelque sorte, correspondent à des relevés comptables (en l’occurrence, la gestion du volume de grains par les temples). Plus tard, au XVe siècle, l’invention de la comptabilité à partie double a marqué une étape fondamentale vers l’avènement d’une société ayant une gestion capitaliste de la valeur.


La Peer to Peer Value a également révélé que les commoners étaient dotés d’une conscience transnationale, en rupture avec l’État-nation comme point d’ancrage de l’économie capitaliste.


Certes, les commoners agissent tous localement, mais ils défendent en même temps un projet global.


Cette conscience nationale représente selon moi un nouvel imaginaire social.


En outre, cette étude a mis en lumière la réputation comme currency à part entière. J’emploie ici le terme anglais de currency, et non sa traduction française habituelle (« monnaie »), pour exprimer l’idée de flux (« currents »). La réputation est totalement opérationnelle au sein des communautés de production entre pairs. Ainsi, une bonne réputation donne accès à des ressources.


Value in the Commons Economy

Cette étude a investigué trois communautés :

  • The Enspiral Network, rassemblant des entrepreneurs sociaux en Nouvelle-Zélande (350 membres à l’époque de l’étude) ;
  • Sensorica, concevant des systèmes de sense-making18 par l’utilisation de logiciels et de matériels en accès libre, basée à Montréal ;
  • Backfeed, projet de création monétaire à l’intérieur de communautés.

Tout l’objet de ce travail consiste à démontrer que nous vivons actuellement une transition dans le régime de valeurs. Historiquement, entre le Ve et le Xe siècle, après la désintégration de l’Empire romain d’Occident, l’Europe a vécu essentiellement sur une économie de rapines, c'est-à-dire l’obtention de ressources par la guerre. À cette époque, la féodalité n’était pas encore consolidée. En vérité, les structures sociales héritées de l’Empire romain sont restées vivaces jusqu’au IXe siècle.


Puis, en 975, ont émergé les premières manifestations sociales (mouvement de la « Paix de Dieu ») qui aboutiront à la signature de centaines de chartres établissant le régime féodal tel qu’il perdurera jusqu’au XIIIe siècle. Les féodaux promettent de se marier pour accroître leur territoire, plutôt que de se livrer à la guerre. L’introduction de la progéniture, accordant l’héritage au fils aîné, permet de pacifier les conflits familiaux. La chasse devient le privilège de la classe dirigeante. Ces mesures, parmi d’autres, contribuent à la stabilisation du système féodal. La propriété de terres constitue la première ressource d’accroissement de la valeur.


Le régime de valeur peut être expliqué avec l’analogie suivante. Imaginons la situation différenciée de trois infirmières :

  • une première, financée par une congrégation catholique, n’est pas reconnue dans notre système comptable ;
  • une deuxième qui travaille dans un hôpital public, est comptabilisée comme un coût et à ce titre exposée à la suppression de son poste en cas de crise du marché ;
  • une troisième qui travaille dans une clinique privée et crée de la survaleur.

Nous constatons alors que, dans deux cas sur trois, la valeur produite n’est pas du tout comptabilisée.


Un nouveau régime de valeur, basé sur la contribution, est aujourd'hui apparu dans les communautés entre pairs. Au Moyen-Âge, les moines appliquaient leurs propres règles au sein de leurs monastères et créaient ainsi un régime de valeur différent de celui qui dominait dans le système féodal. Pour autant, les monastères n’étaient pas totalement déconnectés du régime de valeur dominant.


D’une manière comparable, les commoners instaurent au sein de leurs communautés des règles de distribution de la valeur différentes de celles du système marchand. Ces communautés se basent sur un régime de valeur qui mesure l’importance de la contribution. Mais de la même façon que pour les monastères d’antan, les communautés ne sont pas complètement isolées du marché. Des « membranes » économiques leur permettent en effet de garder la connexion avec le marché.


À titre d’illustration, la comptabilité de Sensorica permet de mesurer le travail réalisé pour un projet donné, mais aussi tous les autres types de contribution, comme la mise à disposition de matériel. La communauté définit elle-même ce qui constitue une contribution. Le fonctionnement de ces communautés productives ressemble en fait au karma bouddhiste. Les flux provenant de l’extérieur de la communauté sont partagés en interne selon le « poids karmique » des contributeurs. Il est également important de noter la pluralité des valeurs contributives prises en compte, afin que la valeur purement marchande ne soit pas celle qui domine les autres.


Dans les communautés productives ouvertes, il n’est pas nécessaire d’adhérer. À Gand, des associations participent à la construction d’infrastructure de projets communs (coopérative d’énergie, permaculture, groupes d’achat collectif de nourriture, etc.). Par exemple, V-Logistics – un regroupement d’associations civiques – a créé une infrastructure de transports reposant sur les cargos-vélos. Celle-ci ne dépend donc ni du marché ni de l’État. Nous observons ainsi une triarchie des communs, entre les associations infrastructurelles, les communautés productives et les nouvelles entreprises génératives qui se greffent sur les communs en essayant de créer de nouveaux modèles.


Ces entreprises sont dites « génératives », car elles se situent en dehors du capitalisme de type extractif. The Enspiral Network utilise par exemple un logiciel de réinvestissement à l’intérieur du réseau.

Ce mode de fonctionnement permet d’insuffler une logique de réciprocité dans le marché. Il s'agit d’une étape historique dans la transition de la valeur. Au Moyen-Âge, le marché était régi par des règles sociales, certes aujourd'hui totalement obsolètes, mais néanmoins éthiques. En somme, les communautés productives d’aujourd'hui ont créé une couche d’activités marchandes qui fonctionne en réciprocité avec les communs et établit de nouvelles règles de marché.


En économie, l’investissement consiste à insuffler du capital pour en obtenir davantage. Le transvestissement (en anglais tranvesment) consiste à utiliser des ressources en provenance d’autres systèmes de valeurs afin de développer l’économie des communs. Par exemple, The Enspiral Network utilise des capitaux privés pour un projet, mais cet argent n’a aucun pouvoir sur la production des communs. Cet argent ne servira qu’à financer le développement d’un logiciel en accès libre comme Loomio. Ce type de « cooptation renversée » fonctionne également avec l’État. Ainsi, Sensorica a réussi à convaincre le gouvernement canadien de financer un réseau ouvert en bénéficiant d’un retour sur investissements par la comptabilité contributive des communs.


Le monde du livre distingue habituellement les systèmes de copy left et de copy fair. Dans le système de copy left, la commercialisation est libre à condition que toutes les améliorations apportées aux logiciels soient connues de tous. Le système des copy fair conditionne la commercialisation des connaissances à une forme de réciprocité, par exemple l’adhésion à une association. La réciprocité constitue sans doute la condition sine qua non à la pérennité de l’économie des communs sur le long terme.

Relations entre les communs et l’État

La ville de Gand représente un bon exemple de l’articulation qui peut exister entre le monde des communs et l’État. Depuis seize ans, la municipalité gantoise est gouvernée par une coalition rouge-vert-bleu (Parti socialiste flamand, écologistes et libéraux), alliant justice sociale, sensibilité écologique et pragmatisme entrepreneurial. La ville de Gand a ainsi développé un fonctionnariat mobilisé en faveur des transitions écologiques dans cette commune de 300 000 habitants. Une des traductions concrètes de cette politique est l’installation de services de proximité (hôpitaux, écoles, etc.) dans tous les quartiers de la ville.


La municipalité gantoise procède aussi couramment au « découpage » des appels d’offres. Ce procédé dissuade les grosses entreprises de candidater et, au contraire, encourage la participation des acteurs locaux de taille modeste. Ainsi, un million de repas délivrés aux cantines scolaires proviennent de produits issus de l’agriculture locale et sont acheminés via des transports écologiques, notamment des vélos-cargos.


La ville de Gand est également friande d’appels à consortium. Cette technique stimule la coopération entre acteurs locaux. Par exemple, Timelab, un « tiers-lieu » particulièrement actif dans le soutien de l’économie des communs, a réussi à établir un consortium de huit participants dans un bâtiment moyennant un loyer de 8 000 euros. Le loyer de chaque participant est calculé grâce à un système de comptabilité contributive.


La financiarisation des externalités négatives constitue une autre composante de l’économie des communs. L’association Terre de Liens en fournit un excellent exemple. Elle repose sur l’idée que l’agriculture biologique engendre logiquement peu de frais de dépollution de l’eau et contribue ainsi à diminuer les coûts de dépense publique. Par conséquent, l’argent épargné par la baisse de dépense publique peut être réinvesti dans le développement de l’agriculture biologique et l’économie des communs. A noter également qu’une coopérative énergétique de Gand, appelée EnerGent, a installé des panneaux solaires sur 6 % des toits de la ville (1 % dans les quartiers défavorisés).


Tous ces exemples posent une même question : comment une institution hiérarchique peut-elle soutenir les communs sans les phagocyter ? Il apparaît aussi que les projets défendus par des personnes éduquées issues des classes moyennes ou supérieures sont les plus soutenus par la municipalité. Pour l’instant, aucune solution n’a été apportée sur ce point. Le partage libre de ressources communes au sein de la communauté, sans notion de propriété individuelle, tel que l’a instauré Sensorica, pourrait représenter une piste à explorer.