La révolution P2P et la phase de transition des communs

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Cet article de Michel Bauwens a été initialement publié en anglais sur le site commonstransition.org. Sa traduction en français a été réalisée par Semeoz.info

Notes sur la nature de la révolution à l'époque des P2P / Communs

À la P2P Foundation, nous n’utilisons pas très fréquemment le mot « révolution », nous lui préférons le concept de phase de transition.


Dans cet article, nous souhaitons éclairer la relation qui existe entre les deux concepts


Selon moi, le mot « révolution » est utilisé dans deux sens tout à fait différents ; un sens générique, qui signifie simplement « grand changement », comme par exemple lorsque l’on évoque la Révolution Industrielle. C’est un processus qui traîne en longueur, recouvrant beaucoup d’aspects, et qu’il serait vraiment difficile de résumer en un seul événement particulier. Pourtant, en même temps, il y a clairement un moment où des changements industriels ont émergé dans un contexte essentiellement agraire, et un moment où les processus industriels et leurs formes d’organisation sont devenus dominants, les aspects agraires étant englobés dans cette domination. Clairement, entre ces deux moments, une « phase de transition » a eu lieu.


Le mot « révolution » est aussi utilisé dans un sens beaucoup plus restreint, qui se réfère généralement à une série momentanée d’événements concrets, au cours de laquelle l’organisation même du pouvoir dans la société change fondamentalement, menant à un remplacement massif des ressources humaines, à un nouvel équilibre des pouvoirs entre les classes sociales, entre autres. Des exemples paradigmatiques de cette acception du mot seraient les révolutions française et russe.


Les deux types de révolutions se produisent au cours de l’histoire, mais pour beaucoup de gens, du moins pour ceux qui vivent le plus confortablement, la seconde notion est la moins attrayante. En effet, elle est le plus souvent associée à de la violence, souvent directement perpétrée contre les « leaders »-mêmes des premières phases de telles révolutions, et, pour commencer, elle mène habituellement aux contre-révolutions. Les réussites de telles révolutions, leurs victoires, sont souvent aussi très problématiques. Qui peut affirmer sans problème que les régimes napoléonien ou soviétique, par exemple, étaient nécessairement « meilleurs » que ceux qu’ils ont remplacés ; ou que ces événements radicaux sociaux et politiques produisent de meilleurs résultats que des processus plus lents ayant mené à des phases de transition similaires ? Un problème supplémentaire concernant la signification la plus « restreinte » des révolutions, est que beaucoup de gens, mêmes ceux qui n’apprécient pas le régime dominant de leur époque, n’imaginent la plupart du temps pas vraiment très clairement quelle forme devrait prendre le nouveau régime postrévolutionnaire, particulièrement si les aspects négatifs des autres tentatives leur apparaissent clairement.


C’est pour cela, entre autres raisons, qu’à la P2P Foundation nous préférons parler de phase de transition, en mettant l’accent sur le processus de changement d’un système à un autre, sans forcément être en mesure de prédire avec exactitude comment ces changements vont se produire, en particulier sur le plan politique et social. Mais soyons clairs, les archives de l’histoire nous montrent nettement que des changements aussi fondamentaux sont habituellement accompagnés de convulsions sociales plutôt profondes. Par exemple, le profond changement du système romain vers le système féodal fut caractérisé par des invasions militaires de tribus étrangères qui ont considérablement modifié le leadership politique dans les régimes post-romains. Pendant des siècles, l’Europe a été instable. Les changements associés à la Réforme ont montré des convulsions et des guerres civiles de religion similaires. Le passage de l’Ancien Régime au capitalisme fut également chargé de crises politiques et sociales. Donc il ne fait aucun doute qu’une transition aussi profonde sera associée à des convulsions sociales, des guerres, et, sans doute, à des révolutions politiques et sociales. La question posée est donc « Quels types de formes ces événements vont-ils prendre ? » et non pas « Pouvons-nous garantir une transition confortable ? ».


Cependant, de la même manière que les révolutions féodales diffèrent fondamentalement des révolutions qui ont créé les sociétés capitalistes, la transition vers une société des communs prendra aussi des formes différentes.


Dans ce qui suit, j’expose mon avis sur ce que pourraient être ces différences.


Pour commencer, qu’entendons-nous exactement lorsque nous évoquons une transition vers une société post-capitaliste, fondée sur le p2p et orientée vers les communs ?


Voici quelques indicateurs.


Dans la forme de société et d’économie dominantes actuelles, la nature est considérée comme une ressource infinie et le marché « externalise » les préoccupations environnementales. Ces pratiques sont fondées sur l’idée de « pseudo-abondance ». Dans le même temps, le système actuel essaye d’organiser systématiquement une « rareté artificielle » de ce qui est naturellement abondant, comme dans les processus agriculturaux, mais, de manière plus spécifique, dans la production du savoir. Dans les processus p2p/communs, l’abondance naturelle des communs immatériels comme le savoir, les logiciels et la conception, ou le savoir technique et scientifique, est reconnue, partagée et rendue disponible pour toute l’humanité. Elle est associée à un changement des modes de production, qui s’assure que la production régénère les ressources, maintient la stabilité de l’écologie et des ressources pour les générations futures mais aussi pour la nature et ses habitants, dont nous faisons partie intégrante.


Dans leur forme actuelle, les entreprises sont en compétition les unes avec les autres, mais au sein de ces organismes, la collaboration, quoique souvent hiérarchiquement orientée, apparaît : la coopération émerge dans le cadre de la compétition. Sous une forme nouvelle, les coalitions entrepreneuriales éthiques co-créent des communs avec des communautés productives contributives. Elles sont étroitement liées autour de ces communs par des chartes sociales et des licences libres. Pour autant, elles peuvent entrer en compétition au sein de cette sphère collaborative. En d’autres termes, la compétition est englobée dans la collaboration. La valeur est créée et déposée dans les communs. L’économie crée des moyens de subsistance autour de ces communs et de ses communautés de contributeurs. Le marché crée des services et des produits à « valeur ajoutée » autour de ces communs.


Ce que nous observons ici quant à la nature de ces changements est une série de renversements qualitatifs en termes de logique d’exploitation du système.


Ces phases de transition sont inextricablement liées aux changements de nature du pouvoir économique, social et politique. Comment identifier cette relation ?


Le processus des phases de transition passées a été le suivant :

  • Le système dominant existant crée de plus en plus de crises systémiques qu’il n’est plus capable de résoudre
  • Les classes managériales (dirigeantes) et les classes productives (les dominés qui produisent de la valeur pour les classes managériales), cherchent toutes les deux des solutions. Elles le font de manière variée, parcellaire et pragmatique, sous la domination de l’ancienne structure, créant ainsi des « modèles de réponses », ou solutions. Petit à petit, ces modèles se rejoignent, et bien qu’ils soient utilisés par le système dominant, ils représentent aussi une alternative logique qui se construit lentement et s’affirme d’elle-même. Au sein même de l’ancien paradigme un nouveau paradigme préfiguratif émerge, englobé dans l’ancienne logique au début, puis gagnant petit à petit en force.
  • Ces changements dans les modalités de production, de création et de diffusion de valeur créent également de nouvelles structures sociales. Un « exode » se produit de l’ancien vers le nouveau système. Les esclavagistes romains deviennent des seigneurs féodaux qui deviennent des marchands et des capitalistes industriels ; les esclaves deviennent des serfs qui deviennent des ouvriers. Quand les tensions entre ancien et nouveau ne sont plus absorbées par l’ancien système, des convulsions sociales et politiques apparaissent, menant éventuellement vers des « révolutions » dans l’organisation de la société.

Aujourd'hui, nous voyons ce processus clairement à l’œuvre.


La crise systémique du capitalisme néo-libéral amène 3 types de modèles de réponses :


  • Une production durable qui prend en compte les limites écologiques
  • Une solidarité économique et des formes d’organisation coopératives qui mettent l’accent sur le besoin de justice sociale en termes de redistribution de la valeur
  • Des communs orientés vers la production par des pairs et d’autres formes de partages et d’ouverture qui se montrent opérationnels contre l’appropriation, les pénuries artificielles et la privatisation du savoir commun.


Ces modèles sont toujours parcellaires, et seulement exceptionnellement « éco-systémiques » dans leur pratique concrète, même si ces écosystèmes alternatifs sont certainement en train d’émerger et de se renforcer. Ce qui émerge spécifiquement est un nouveau proto-mode de production dans lequel les communautés contributives créent du savoir commun, dans lequel les coalitions entrepreneuriales créent de la valeur ajoutée en plus des communs dans un marché toujours capitaliste, et dans lequel les associations à but lucratif créent et maintiennent des infrastructures communes de coopération et de production.


Ce qui doit advenir, et qui commence à se produire, est que ces communautés productives, plutôt que d’être assujetties à la logique de captation de valeur d’extraction par les « capitalistes netarchiques » (ceux qui, dans l’ancien système, investissent dans les nouveaux systèmes pour leur bénéfice propre), créent leurs propres véhicules économiques éthiques. Cela leur permettra de créer des moyens de subsistance autour des activités de création de communs. Cela représente la nécessaire convergence, à travers, d’une part, un coopératisme ouvert, des formes économiques respectueuses de la justice sociale (économie solidaire et autres formes), avec une production par des pairs, et d'autre part, la convergence également nécessaire de la durabilité, avec, par exemple, « l'économie circulaire open source ».

Une question importante aujourd'hui est la relation entre les formes « préfiguratives » –c’est à dire les individus et les communautés qui découvrent des systèmes alternatifs de création de valeur qui répondent et résolvent la crise systémique actuelle– et un changement politique et social. La crise s’exprime aujourd’hui parce que les forces émancipatrices traditionnelles de la société industrielle (partis de gauche, unions et autres), sont encore orientées vers l’ancien paradigme du capital et du travail. Tandis que de nombreuses communautés productives sont en rupture totale avec ces anciennes formes politiques, alors que les nouvelles formes sont encore faibles et émergentes.

Néanmoins, nous constatons que cette convergence nécessaire aussi est déjà en train de se produire :


  • De nouvelles formes politiques sont en train d’émerger par les nouvelles pratiques de production numérique en réseau, comme le Parti Pirate ou d’autres
  • De larges mobilisations sociales ont eu lieu, utilisant les modèles de production par les pairs pour la création de leurs politiques, et qui ont considérablement influencé et fait grandir les nouveaux mouvements politiques comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne. En Comu, la coalition de la ville de Barcelone qui a gagné les élections est emblématique, et c’est la première coalition politique à se référer spécifiquement au commun dans sa nouvelle idéologie politique. D’autres formes peut-être encore plus radicales de coalitions civiques ont émergé en France (Saillant), et au Royaume Uni (Frome), dans lesquels des groupes civiques alliés remplacent directement les « machines politiques » existantes.


Ces mouvements plus politisés ont émergé de mobilisations initialement antipolitiques mais ont appris par l’expérience que les actions préfiguratives et les protestations ne peuvent produire de victoires substantielles dans le contexte d’un état hostile, et que donc l’état lui-même doit être attaqué et transformé. Le plus probable dans cette évolution est la transformation des démocraties électorales, dans lesquelles les élections sont devenues elles-mêmes les chasses gardées du pouvoir politique d’une classe d’hommes politiques professionnels fonctionnant sous forme d’état-marché dominé par les intérêts financiers privés, ce qui a fini par rendre impossible tout changement graduel réel. De nouvelles formes hybrides vont combiner des élections avec des formes associatives de démocratie délibérative et participative, mais avec une initiative politique plus directement dans les mains des populations, et utiliseront le modèle d’« état partenaire », dans lequel un état transformé créera les nécessaires infrastructures civique et technique pour « permettre et autoriser l'autonomie individuelle et collective ». A l’agenda politique, on retrouvera le développement de partenariats de communs publics, et une « communification » des services publics, comme par exemple le Règlement de Bologne pour la protection des communs urbains.

Ma conviction personnelle est que, compte-tenu de l’exode des formes de travail ouvrières vers celles des producteurs-pairs en réseau et créateurs de communs de la nouvelle classe laborieuse précaire, une reconstruction des institutions sociales et politiques est nécessaire, non plus fondée sur la forme déclinante du salariat (qui est elle-même une forme légale de subordination), mais sur les « communs ». J’ai proposé par ailleurs de créer localement des « Assemblées des communs » pour les acteurs civils, et des « Chambres des Communs » pour les nouveaux acteurs de l’économie, afin de reconstituer des institutions de « valeur commune » qui pourront recréer une puissante force sociale qui, à son tour reconfigure les politiques pour créer de puissantes « coalitions pour les commun(s) », comme En Comu à Barcelone. En effet, la victoire de Barcelone a précisément été précédée par une reconstruction civique par les activistes du post-15M, qui ont créé de nouvelles formes participatives dans les mouvements sociaux et des communautés productives de création de communs.


Une autre question importante à résoudre dans cette phase de transition spécifique est la relation entre le local et le global. La grande vague de relocalisation qui a lieu aujourd’hui, par exemple à travers les groupes qui réaménagent les stocks de nourriture et d’énergie, est paradoxalement elle-même facilitée par la technologie en réseau à l'échelle mondiale qu’est Internet. Mais la plupart du temps, ces communautés locales utilisent la technologie globale pour renforcer leur activité locale, sans forcément anticiper un pouvoir global.

Aujourd'hui nous avons des associations civiques formelles mondiales, et à travers le p2p, des communautés mondiales de conception ouverte. Ce qui manque, ce sont des formes d’éthiques entrepreneuriales globales opérationnelles à une échelle mondiale et capables de former un contrepouvoir aux entreprises multinationales privées extractives. Les limitations immédiates qui ont été imposes au parti grec Syriza montrent également les limitations très fortes des politiques locales et nationales en terme de changement de structure. Les mouvements locaux et nationaux sont nécessaires, mais pas suffisants, et une orientation vers les communs mondiaux, à travers des institutions physiques mondiales, ainsi que leur expression politique, seront vitales. Lasindias.net a proposé, et nous soutenons cette vision, la création de « phyles », éco-systèmes d’affaires mondiaux qui soutiennent les communs et leurs communautés. Le projet FairCoop est une première tentative de développer cela.


Les Révolutions, au sens strict du terme, sont des événements organiques et souvent destructeurs, sous le contrôle d’aucune force sociale en particulier, dont on peut repérer la mèche, mais dont on ne peut pas savoir qui créera l’étincelle et qui va l’allumer. Il serait peu avisé de s’en réjouir, particulièrement si les forces sociales et les systèmes de production alternatifs sont seulement en train d’émerger.

Les grandes vagues de révolution sociale ont été vaines, comme par exemple la vague de 1848 en Europe, ou la vague de 1968. Et en ce qui concerne les succès, « soyez prudents quant à vos souhaits ».

Donc aujourd’hui, ce qui importe c’est d’abord la reconstruction de systèmes de création de valeur préfiguratifs, pour que la production par les pairs devienne un mode de production autonome et complet qui peut se soutenir lui-même ainsi que ses contributeurs ; et la reconstruction d’un pouvoir politique et social sous-tendu et informé par cette nouvelle configuration sociale. Les événements organiques se dérouleront avec ou sans ces forces, qu’elles soient prêtes ou non, mais si nous ne sommes pas prêts, le coût humain pourrait être très élevé.

Donc la devise devrait être : contribuez à la phase de transition d'abord. Soyez prêts pour les étincelles à venir et les événements organiques qui nécessiteront la mobilisation de tous.